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Le dernier Tango à Paris
9 octobre 2006

1970-2006

Il venait nous regarder sur ces terrains fauves où nous chaussions nos crampons pour fouetter l'inaction à coups de passements de jambes et de virtuosités de haut vol. Il appréciait mon crochet exterieur et rigolait fortement et immanquablement à chaque fois que je faisais mordre la poussière à mes imprudents opposants dans des effets comiques forts visuels et saisissants.
Sur les gradins il faisait l'idiot. Jouait aux cartes souvent, s'empiffrait de tartes aux fraises. Sa patisserie préférée. Et il rigolait, toujours.
Son premier mouvement était un sourire. Que vous le rencontriez à l'improviste, et ça m'est arrivé tellement souvent! A n'importe quelle heure et sur plusieurs continents! et il était tout sourire, content, heureux de vous avoir croisé, de vous retrouver. Il s'en suivait immanquablement des longues heures à faire les d'Artagnan devant les premières cocottes rencontrées.
Nous sommes devenus véritablement amis à Paris, il y'a 15 ans. Notre relation se fortifiait à mesure que le monde auquel nous avions toujours cru s'éloignait de nous; notre petit cercle s'agrandissait et on finissait autour d'une table de belote au petit matin, les yeux fatigués, le ventre plein de crampes et épuisé par les rires.
Un matin vers cinq heures, j'ai compté ving-huit personnes. Nous avions commencé à quatre, puis les copains, les copines, les copines des copines avaient débarqué et tout le monde voulait jouer à la fin.
C'était cette vie qu'il adorait. Directe et sans complications. Le jeu, le hasard, la générosité et les filles. Mais d'abord les copains, les copains d'abord.
La relative similarité de nos parcours alliée au solide sens de l'observation et de la dérision que nous partagions nous avait fait inventer un personnage. Je ne me rappelle absolument pas des circonstances de la première apparition du corrompu, puisque c'est de lui qu'il s'agit. Il avait surgi au hasard d'une discussion sans coutures et on l'avait reconvoqué pour finalement l'adopter, le consolider, le construire et en faire des projets littéraires, cinématographiques, de bande-dessinée et que sais-je encore. Nous ne fîmes rien de tout ça évidemment, ça représentait trop de travail et nous avions encore à jouir de tant de choses.
Le corrompu pour faire court, était une espèce de très haut cadre au service de l'Etat qui s'habillait d'un trench et roulait en Cx noire. Au départ corrompu par le fric par la bonne grâce d'une belle commission  grattée sur un contrat à l'international et puis rapidement corrompu tout court. Par la vie, les excès de nourritures terrestres. A la fin nous nous postions dans les brasseries du 6eme ou du 7eme et nous reconnaissions le corrompu au premier coup d'oeil. C'était à qui saurait le capter le premier.
Le temps continuait pourtant sa course. Et le personnage du corrompu appartenait de moins en moins à ce temps. Il devint alors pour nous le porte-drapeau d'une nostalgie et d'une affection que nous avions pour une période que nous serions condamnés à regretter toujours plus.
Du coup on a sorti le nouveau corrompu, espèce de pitre auquel nous ne trouvions que des tares. Il ne nous faisait pas rire ce sombre crétin qui avait eu l'inexcusable mauvais goût d'associer le médiatique au politico-financier.
Le corrompu des temps anciens avait l'avantage décisif de concilier une carrière qu'on pouvait, qu'on devait contester, avec une vie privée qui n'excluait rien de la noblesse, du désinteressement et de la discrétion. Les contrastes conféraient toute sa richesse et sa profondeur à ce personnage, pas si mauvais que ça et auquel nous raccrochions une série d'images que nous avions rapporté de nos enfances respectives, si ressemblantes.
Le nouveau corrompu n'a plus de vie privée. Il est sur les plateaux de télé et laisse paraître toute l'arrogance de notre époque sur les pages des magazines que les pétasses feuillettent dans le métro.
Il est d'un bloc. Tout à jeter.

Je vous embête avec ces corrompus, nouveaux corrompus.
Nous embétions tout le monde avec ça. Des heures à faire des private joke, l'air roublard des deux initiés un peu puérils. On se hélait de cette manière d'ailleurs.
J'ai encore ses numéros de téléphone enregistrés à la lettre C. Corrompu.

Il y'a quatre ans pourtant j'ai commencé à voir moins de monde. Nous nous vîmes de moins en moins. Toujours avec le même plaisir et la même intensité. Mais moins. C'est stupide.
L'année dernière nous nous sommes retrouvés au mariage d'un autre énergumène. Et c'est lui qui m'a raccompagné en fin de soirée, insistant avec tout son immense coeur pour faire un énorme crochet et me déposer chez moi.
Je ne l'ai pas revu depuis même si j'ai pensé à lui et l'ai souvent cité dans mes discussions avec notre groupe d'amis.
Comme ce jeudi, à l'instant même où il faisait un accident à des milliers de kilomètres d'ici dans un mauvais hasard encore plus inexplicable et définitif que ma simple évocation.

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Commentaires
C
Un an que j'ai pas appelé ma meilleure amie. Elle fait de la dépression, je fais de la dépression. Faudrait que je sois forte et la tenir debout. Jusqu'au bout. Parce que bon, on a déjà fait 35 ans ensemble...alors le reste.
C
Merci Sab.<br /> Mad: Pardon?
M
Pour la première fois je vous lis…
C
La plus belle et généreuse manière de faire avec les morts: leur refuser l'oubli, à tout prix: les préserver à travers tout et n'importe quoi. A cet égard, tous les moyens sont justifiables, et même des fins en eux-mêmes: écrire, jouer au foot de plus belle, courtiser une cocotte.<br /> oui c'est ça: il t'en faut une de qualité. Hommage et réconfort cumulés.
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